Interview Victoire Inchauspé — découverte du prix SAM 2022 (French)

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10 min readNov 9, 2022

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Victoire Inchauspé dans son installation “Separate ways together” (2022). Photo par Mathilde Schaub.

Vous pouvez suivre Victoire Inchauspé et decil interviews.

“La nature est devenue un moyen pour moi de créer un langage intelligible par tous, au-delà des différences, dans lequel j’aimerais que chacun puisse se retrouver.

Tout juste diplômée des Beaux-Arts de Paris, l’artiste plasticienne Victoire Inchauspé est nommée au prix SAM pour l’Art Contemporain 2022. Ce prix porté par Sam Art Projects en partenariat avec le Palais de Tokyo récompense chaque année un(e) artiste français(e) ou résident(e) en France. À 24 ans, Victoire Inchauspé est la plus jeune artiste finaliste de l’histoire du prix. Elle est nommée aux côtés de sept artistes comme l’ont été avant elle Ivan Argote, Gaëlle Choisne, Abraham Poincheval, Chloé Quenum, Clément Cogitore ou encore Camille Henrot.

Lauréate du Prix SARR en 2021 et exposée à de nombreuses reprises en France et à Londres, notamment à Paris Photo, à la Galerie Sator, aux expositions Hatch et au Bastille Design Center, Victoire Inchauspé est une artiste émergente à suivre de près. Dans les thématiques qu’elle aborde et les techniques qu’elle utilise, Victoire explore l’éternel recommencement du cycle de vie, marqué par la mort et la renaissance de toute chose naturelle. Ses pièces pleines de poésie et de mélancolie jouent avec de nombreuses dualités, dont celle qui existe entre la force et la fragilité. Son travail est marqué par beaucoup de délicatesse et une représentation très forte de la vulnérabilité et appelle à un retour au romantisme dans lequel Victoire Inchauspé évoque des thèmes universels tels que l’insouciance, le courage, la maladie et la mort. Elle cherche avant tout à susciter une réflexion chez les spectateurs, en les immergeant dans son univers unique.

Plus de deux ans après notre premier échange, nous avons discuté de sa pratique, de son diplôme aux Beaux-Arts de Paris, des cinq années qu’elle a passées dans l’école, de son départ à New York pour les prestigieuses résidences Unlimited et NARS foundation et beaucoup d’autres choses…

Comment as-tu appris que tu étais nommée au prix SAM?

Sandra Hegedüs a vu ma pièce “And it was all Yellow” qui est composée de tableaux en cire dans lesquels sont emprisonnés des mimosas, à l’exposition Refresh organisée par Hatch. Nous nous sommes rencontrées et après lui avoir parlé de mon travail elle m’a proposé d’être finaliste. Je suis très honorée d’être sélectionnée parmi cette liste d’artistes inspirants, c’est une chance.

And it was all yellow, Victoire Inchauspé (2022)

Que souhaites-tu présenter pour le prix SAM ?

Les finalistes proposent un projet d’exposition pour le Palais de Tokyo, inspiré d’un voyage de plusieurs mois dans une destination en dehors de l’Europe ou de l’Amérique du Nord. L’artiste dont le projet aura été sélectionné part dans la destination choisie puis revient pour faire son exposition. J’ai choisi de présenter un projet inspiré d’un voyage au Japon.

Comment te sens-tu lorsque tu es récompensée par des prix et des distinctions pour ton travail ?

C’est encourageant et je suis heureuse d’avoir l’opportunité de montrer mon travail et de nouer des liens avec les personnes qui vont m’aider à faire évoluer mon univers. J’ai conscience que les prix ne sont pas une finalité en soi, je reste concentrée sur ce que je veux créer.

Victoire Inchauspé

Il y a des thématiques récurrentes dans ton travail, comme l’idée du cycle de vie, l’enfance et la nature. Comment explores-tu ces thèmes ?

J’ai une pratique pluridisciplinaire, j’utilise et je transforme différents matériaux comme la cire, le bois, le lait, le sel, le verre, l’eau et le bronze. Je mélange souvent des matériaux issus de l’industrialisation avec des matériaux organiques, en cherchant une forme d’équilibre.

Sun(day), Victoire Inchauspé (2020)

J’ai eu la chance de grandir hors des villes, la nature a eu une influence évidente sur mon travail et ma sensibilité. Elle est omniprésente dans mes pièces, je lui donne ma propre interprétation. La nature est d’ailleurs devenue un moyen pour moi de créer un langage intelligible par tous, au-delà des différences, dans lequel j’aimerais que chacun puisse se retrouver.

Sunlight feels like bee stings, Victoire Inchauspé (2022)
L’heure bleue, Victoire Inchauspé (2021)
A silent conversation, Victoire Inchauspé (2021)

Tu réunis souvent plusieurs éléments de la nature, notamment des fleurs et des animaux. Quelle symbolique accordes-tu à ces éléments dans ton travail ?

Mon travail réunit des éléments de la nature qui représentent cette dualité entre la force et la fragilité. Ce sont souvent les mêmes images d’animaux que j’utilise et que je transforme : les cerfs, les chauves-souris, les araignées, les oiseaux, les abeilles. J’aime travailler avec cette idée des “êtres mal aimés”.

Holding hands with the sun, Victoire Inchauspé (2022)

Les fleurs sont aussi presque toujours présentes dans mes installations, dont le mimosa, le pavot, le chardon, le tournesol et l’edelweiss. Chaque fleur porte une symbolique particulière, elles sont des matrices de souvenirs. En les séchant, je les fige dans une immortalité. Elles peuvent apparaître sous différentes formes, de la graine jusqu’à la fleur en décomposition, ce qui nous ramène encore à cette idée de cycle.

Ice cube in the sun, Victoire Inchauspé (2020)

Peux-tu nous parler de “Separate ways together”, ton installation de diplôme des Beaux-Arts ?

“Separate ways together” était une installation immersive qui réunissait les éléments centraux de ma pratique : le cycle de vie, la renaissance, la mort, l’équilibre entre l’éphémère et l’éternel et entre la force et la vulnérabilité.

Separate ways together, Victoire Inchauspé (2022)

Il s’agissait d’un paysage immaculé dans lequel les spectateurs pouvaient se promener, s’asseoir, s’allonger. Je me suis inspirée des cerfs qui perdent leurs bois chaque année et se retrouvent sans défense. Cette période de vulnérabilité chez les cerfs m’intéresse, parce qu’ils sont obligés de trouver une solution pour se protéger. J’ai imaginé qu’ils se réfugient dans des cocons pour un temps de pause, en attendant que leurs bois se régénèrent et que la vie reprenne des couleurs. J’ai exploré cette idée d’une métamorphose, de la chenille qui se transforme en papillon, appliquée au cerf. Les spectateurs ont vraiment pris le temps de s’asseoir et de marcher dans l’installation, cela a créé une atmosphère très spéciale.

Separate ways together, Victoire Inchauspé (2022)

Les tableaux “And it was all Yellow” sont composés de cire dans laquelle sont emprisonnés des mimosas séchés. Ils sont comme des morceaux de glace dans lesquels le mimosa, la première fleur du printemps et symbole de féminité et d’énergie solaire, aurait été capturé. La cire a un effet glaçant, cela suggère qu’elle va fondre et que la fleur va renaître.

Pour certaines de tes pièces, il est impossible de savoir comment la matière va évoluer, si la cire va noircir ou comment la glace va fondre, par exemple. Laisses-tu volontairement une grande part de doute dans l’évolution de tes pièces ?

J’aime cette notion de doute, entre la présence et l’absence. J’aime aussi ne pas toujours être maîtresse de la matière et la laisser vivre. Les tableaux de cire sont en mutation, parce que les éléments qui le composent sont périssables : la cire a déjà commencé à buller avec la chaleur, on ne sait pas comment les fleurs vont évoluer. Cette pièce est presque vivante.

Ton travail est à la fois évolutif et tend vers un équilibre et une stabilité. La notion de cycle de vie englobe ces deux aspects. Peux-tu nous expliquer l’importance de l’équilibre pour toi ?

Pour moi, le but de l’art est de questionner et de faire ressentir des émotions. Je pense qu’il est important de trouver un équilibre entre les choses qui vont bien et celles qui vont mal dans nos vies et réussir à avancer malgré cela. Beaucoup de mes pièces concentrent en elles cette énergie contradictoire et ces références ambivalentes à la nature.

La notion de collecte revient aussi souvent dans ton travail…

Oui complètement, la notion de trouvaille est importante. Je trouve des objets un peu comme on retrouve des souvenirs, que ce soit la mue du bois de cerf ou les fleurs que je cueille… Je passe aussi beaucoup de temps dans des vides greniers à la recherche d’objets. J’essaye de recréer une histoire avec les objets que je trouve et de leur redonner de l’affect.

Le gardien de la forêt et Cure, Victoire Inchauspé (2020)

La relation que les vivants entretiennent avec l’idée de la mort semble être un sujet qui t’inspire particulièrement, notamment les sentiments que provoquent l’absence après la présence, le souvenir et l’acceptation. En explorant ce sujet, tu navigues entre les sentiments d’anxiété et de sagesse. Que penses-tu de cela ?

Le passage de la présence à l’absence est une chose que l’esprit doit traiter. Lorsqu’un attachement est formé, il est assez difficile de s’en détacher, notamment à ce moment où la matière physique disparaît mais que l’image persiste. Nous appelons corrosion, déflation ou désintégration le phénomène qui s’opère quand les matériaux disparaissent et que les objets passent par l’équivalent d’un cycle de vie. Toute matière part du néant, prend une forme concrète et périt, puis s’efface de la mémoire. L’atelier est un bon endroit pour voir la mort comme un changement d’état et non une fatalité. C’est peut-être la raison pour laquelle il y a des objets trouvés dans mes sculptures : les bois de cerf, les coquillages, les fleurs… Ces objets semblent tellement plus vivants que ceux produits en atelier. Les éléments trouvés ont le potentiel de retourner dans le monde et de reprendre leur activité. Même une abeille morte est plus vivante que la réplique d’une fleur en aluminium.

Sunlight feels like bee stings, Victoire Inchauspé (2022)

Il semble que tu cherches à provoquer différents sens chez les spectateurs lorsqu’ils regardent ton travail.

J’essaye de développer de plus en plus cet aspect dans mon travail, en utilisant l’odeur du lait, le bruit de l’eau qu’on ne voit pas mais qu’on imagine et la sensation du sel sous les pieds par exemple. Je suis captivée par les choses qui nous enveloppent, plutôt que celles que l’on peut tenir.

Penses-tu souvent à la réception de tes pièces ? Notamment au fait que ton travail puisse montrer quelque chose de très personnel pour toi ?

Mon travail est personnel mais ce n’est pas son but. Je cherche à traduire ce qui me touche, les choses que je vois et auxquelles je suis confrontée tous les jours. Il s’agit de l’affect lié à ma propre réalité. Pour tout artiste, l’art est une façon de s’exprimer autrement et chaque personne qui crée quelque chose part forcément de lui ou d’elle. Cependant, je crée aussi pour les autres. Je cherche à transmettre une émotion et une expérience réflexive chez les spectateurs. C’est Christian Boltanski qui disait : “La grande chose de l’Art c’est qu’on ne peut parler que de soi mais que chaque personne qui regarde votre œuvre pense qu’elle est faite pour lui.”

Depuis notre échange en mai 2020, il s’est passé beaucoup de choses. Tu es diplômée des Beaux-Arts, tu as exposé ton travail à plusieurs reprises, en France et à Londres et gagné des prix. En regardant en arrière, comment vois-tu ces dernières années ?

Ces dernières années ont été marquées par des étapes importantes grâce auxquelles j’ai beaucoup appris. J’ai hâte de la suite, notamment de partir à New York.

Beaucoup de projets excitants t’attendent bientôt. Tu as été sélectionnée pour deux résidences à New York, Residency Unlimited et NARS foundation. Pourquoi souhaites-tu partir la-bas ?

J’ai toujours été attirée par New York pour son énergie folle et sa grande diversité. Mon travail va sûrement bénéficier d’une nouvelle dynamique en vivant à l’étranger, en découvrant d’autres façons de penser et en travaillant avec les autres artistes résidents. J’aimerais explorer certains sujets de manière plus libre et développer ma pratique vers d’autres médiums là-bas, en particulier la 2D et le son.

Dans tes rêves les plus fous, quelle installation ou pièce aimerais-tu créer ?

Il y en a plein ! J’aimerais voir le Roden Crater de James Turrell en Arizona. Il s’agit d’un observatoire céleste au cœur d’un volcan éteint depuis 400 000 ans. J’aimerais créer quelque chose d’immersif à même la nature, ce serait un beau défi.

Si tu pouvais dîner avec trois personnes, vivantes ou mortes, réelles ou fictionnelles, qui choisirais-tu ?

Simone Veil, Louise Bourgeois et Lewis Hamilton.

Propos recueillis par Emma Renaudin en novembre 2022

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