Victoire Inchauspé — Jeune artiste des Beaux-Arts de Paris spécialisée dans le volume

décil
10 min readMay 17, 2020

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Victoire Inchauspé, photographiée en 2020

“Ce que j’aime dans le volume, c’est l’immense champ de possibilités qu’il offre pour réaliser des pièces”. Victoire Inchauspé, jeune artiste de 21 ans étudiante aux Beaux-Arts de Paris, s’inspire de la multitude de techniques et pioche dans les différents matériaux qu’offre l’art en volume, pour s’exprimer à travers des sculptures et installations. En première année des Beaux-Arts, Victoire a intégré l’atelier d’Emmanuel Saulnier, elle travaille depuis l’année dernière dans l’atelier du célèbre artiste plasticien Pascale Marthine Tayou. Inspirée par l’habitat, l’enfance et plus récemment par la nature, Victoire travaille de nombreux matériaux — le bronze, l’aluminium, le bois, la céramique et la cendre — et multiplie les pratiques, en particulier la forge, pour réaliser ses pièces et ses installations. Pendant la période où se déroulait Paris Photo, Victoire a exposé son projet commun avec la photographe Emma Passera sur la jungle de Calais à l’occasion de l’exposition I’Land qui réunissait sept jeunes artistes à la Volonté 93. En septembre, elle s’apprête à intégrer pour quelques mois la célèbre école d’art Cooper Union à New York. Son parcours, ses inspirations, son travail et ses projets futurs, en 10 réponses.

  1. Comment l’art est entré dans ta vie ?

L’art a en quelque sorte toujours fait partie de ma vie. J’ai grandi dans le Sud-Ouest avec ma mère qui était professeur d’arts plastiques et passionnée d’art, d’objets et de design. Nous n’avions pas de télévision, ni de jeux-vidéos, j’ai donc passé tout mon temps libre à bricoler et à faire des activités manuelles. On avait beaucoup de livres d’art chez nous, à partir desquels ma mère préparait ses cours et en profitait pour m’apprendre l’histoire de l’art. Tous les week-ends nous allions faire des vides greniers et des brocantes au Pays Basque. Elle a exercé mon œil sur les objets, m’a appris à les distinguer, à les reconnaitre et m’a raconté leur histoire. Mon oncle est aussi passionné d’art et m’a beaucoup appris sur ce domaine. En grandissant j’ai toujours su que je voulais évoluer dans un milieu créatif.

J’ai déménagé à Paris au lycée, ma vision de l’art s’est alors élargie. Pendant 3 ans j’ai pris des cours d’art dans une petite école en plus du lycée. Après le bac, j’ai intégré une prépa artistique. Je souhaitais faire du design industriel mais mes professeurs ont vite compris que mes travaux n’avaient rien d’utilitaire et m’ont poussé à passer le concours des Beaux-Arts de Paris. J’ai été refusée de l’école que je souhaitais et prise aux Beaux-Arts donc le destin a bien joué ! Avec du recul je suis très heureuse d’y étudier et je pense que c’est là où je devais être. Arrivée aux Beaux-Arts j’ai intégré l’atelier d’Emmanuel Saulnier pour sa dernière année en tant que professeur puis celui de Pascale Marthine Tayou où je suis toujours.

2. Quels sont les thèmes que tu travailles et exprimes dans tes travaux ? Pourquoi ?

J’ai commencé à travailler sur la maison et l’idée du foyer. J’ai déménagé plusieurs fois, j’ai toujours été entre la maison de ma mère et celle de mon père, et j’ai essayé sans succès de reconstruire un chez-moi où que je sois allée. Mes premiers travaux abordent des notions qui sont toutes intimement liées à cela : des idées abstraites, des situations concrètes — telles que déménager, se sentir accueilli, trouver un abri, franchir un cap, mais également se sentir pris au piège, accablé, ne pas se sentir chez-soi. Plus tard j’ai élargi mon travail aux souvenirs d’enfance.

Vacant, Victoire Inchauspé
Bâche plastique, peinture acrylique
180x150 cm
Rituel, Victoire Inchauspé
Bâtons d’encens, colle
60x20 cm

Le thème de l’enfance m’a notamment inspiré pour ma pièce «Awalé». C’est un jeu africain auquel on jouait beaucoup avec ma sœur qui est esthétiquement très simple : en bois avec des graines. Celui que j’ai réalisé est en bronze avec du sable de fonderie. C’est aussi dans le prolongement de mes premiers travaux car les nomades y jouent en creusant à même le sable.

Awalé, Victoire Inchauspé
Graines en bronze, sable de fonderie
installation d’environ 1000x60cm

Les objets et les installations que j’ai conçus sont des expériences avec des matériaux peu coûteux, des objets simples qui peuvent apparaître crus et bruts. Mes travaux apparaissent parfois comme fragiles, transitoires et vulnérables, fabriqués à partir de matériaux inflammables ou connus pour leur instabilité. Depuis quelques temps, j’explore de nouvelles pistes dans mon travail. J’ai commencé quelques pièces comme des branches forgées et un champ de tournesols fanés en aluminium. J’ai eu envie de m’inspirer d’éléments de la nature, la faune, la flore, et pas forcément de choses que j’avais vécues personnellement, même si ces éléments peuvent être reliés à ma pratique d’avant.

Apophis, Victoire Inchauspé
Laiton forgé
Environ 51 cm
It smells like roasted, Victoire Inchauspé
Bronze, patine, série de 12 grains numérotés
10x7cm

3. Quelles sont tes inspirations ?

En ce moment je m’inspire surtout d’éléments de la nature. Les matériaux m’inspirent aussi beaucoup et c’est souvent par eux que me vient l’idée d’une pièce. J’adore bruler du bois ! Et je travaille beaucoup le métal. C’est pour ces raisons que j’apprécie également le travail de beaucoup d’artistes de l’Arte Povera comme Bernard Pages. J’ai aussi toujours eu une grande admiration pour la sensibilité et la poésie de Wolfgang Laib, j’adore sa façon de faire les choses minutieusement et sa douceur. Anselm Kieffer, est aussi un artiste que j’admire beaucoup. D’après moi, ils sont deux des plus grands artistes au monde.

Nid Géant, de Victoire Inchauspé. Pièce créée pendant la pandémie de coronavirus et inspirée de l’Arte Povera.

4. Quel est ton rapport aux matériaux ? Avec lesquels préfères-tu travailler ?

En ce moment je travaille dans les ateliers de forge et de métal, c’est une pratique que je ne connaissais pas avant d’entrer aux Beaux-Arts. Travailler la forge est vraiment intéressant, il s’agit d’une activité très physique, donc tu as vraiment l’impression de maitriser la matière en lui donnant une forme. Travailler le bronze, par exemple, c’est très différent, il faut couler la matière dans un moule, c’est donc elle qui prend la forme de l’objet.

Victoire Inchauspé en train de forger une pièce.
La pièce Black Sun en cours de fabrication. Fer chauffé dans le four de forge.
Black Sun, Victoire Inchauspé
Fer forgé, patiné
La plus grande clé fait 22 cm

Ce que j’aime dans le volume, c’est l’immense champ de possibilités qu’il offre pour réaliser des pièces. Il existe énormément de différents matériaux et j’aime apprendre de nouvelles techniques. Je n’ai pas de matériaux de prédilection mais j’adore tous les effets que l’on peut avoir avec la forge.

5. Quel est ton processus de création d’une pièce ?

J’ai souvent une idée en tête, je sais à peu près quelle forme j’aimerais qu’elle prenne et quels matériaux j’aimerais utiliser pour la réaliser. À partir de cela, je fais des croquis et des recherches sur des artistes, puis je fais des essais dans les ateliers techniques ou dans mon atelier principal. Il arrive que cela ne me convienne pas et de recommencer plusieurs fois. Par exemple, j’ai recommencé plusieurs fois mon installation des toits suspendus. Sous les toits, il y a une charpente qui est assez technique à réaliser. La première fois, les toits se sont repliés car j’avais oublié d’y mettre un tasseau, j’ai dû tout recommencer. Et dans tous mes travaux, le résultat est souvent différent de ce que j’avais imaginé au départ.

Croquis des toits suspendus de la pièce Nomades, Victoire Inchauspé
Nomades, Victoire Inchauspé
Structure en bois, couverture de déménagement, sangles, céramique
110x160 cm
Nomades II, Victoire Inchauspé
Céramique, engobe noir
50x30 cm

6. Tu as récemment travaillé en collaboration avec Emma Passera et vous avez exposé votre travail à La Volonté93 lors d’une exposition. Peux-tu nous en parler ?

Emma est mon amie, nous nous sommes rencontrées aux Beaux-Arts. Elle est photographe et a travaillé sur la jungle de Calais pendant 4 ans. Elle m’a montré ses photographies documentaires prises pendant le démantèlement de la jungle. Quand j’ai vu celle d’une cabane brulée d’un réfugié, j’ai tout de suite eu envie de travailler sur ce sujet avec elle. On a décidé de reconstruire cette image en volume et de créer l’installation “Cabane”.

Cabane, Victoire Inchauspé et Emma Passera
Bois, cendres, sangles, métal
250x250 cm
Photographie d’une cabane brûlée dans la jungle de Calais, prise par Emma Passera en 2016. Inspiration de l’installation Cabane réalisée par Victoire Inchauspé et Emma Passera lors de l’exposition I’Land.

Je ne me voyais pas travailler sur ce sujet sans aller Calais et rencontrer ces personnes. Nous nous sommes donc rendues dans l’ancienne jungle de Calais, à l’endroit où a été prise la photo et nous avons récupéré des éléments témoins du passage des migrants. Nous avons pris de nouvelles photos et nous sommes allées à la rencontre des migrants encore sur place. De cette idée ont découlé différents travaux dont “Passage”, nous avons coupé à l’aide d’une pince monseigneur un barbelé à la frontière entre la France et l’Angleterre et nous l’avons photographiée à l’argentique. La pince monseigneur est très utilisée par les réfugiés pour casser les cadenas des camions pour tenter d’aller en Angleterre. Nous avons aussi fait brûler sous l’autoroute en Seine-Saint-Denis les éléments qui nous ont servi à reconstituer la cabane, puis nous les avons pris en photo à la chambre (photographie ci-dessous “Habitat”).

Passage, Victoire Inchauspé et Emma Passera
Photographie argentique, impression contrecolée sur dibond
138x110 cm
Habitat, Victoire Inchauspé et Emma Passera
Photographie à la chambre, impression contrecolée sur dibond
138x110 cm

Nous avons exposé nos projets communs à l’exposition I’Land qui se déroulait pendant Paris Photo. Nous étions sept jeunes artistes à exposer dont trois des Beaux-Arts. L’objectif est maintenant de replacer notre installation « Cabane » dans l’ancienne jungle de Calais.

7. Comment est-ce de travailler en collaboration plutôt que seule ?

C’était la première fois que je travaillais avec quelqu’un. Nos pratiques se sont vraiment rejointes. Travailler en collaboration était un vrai challenge, on apprend beaucoup l’un de l’autre, il faut faire attention aux idées de chacun, savoir s’ajuster à l’autre et lui faire confiance. À deux, il y a aussi plus d’idées qui se recoupent, avec Emma on se tirait vers le haut. Je pense qu’on n’aurait pas réussi à faire ce projet séparément. On n’a jamais été frustrées parce qu’on s’est écoutées, on a éliminé ensemble les mauvaises idées. On était très contentes du résultat.

8. Tu es actuellement étudiante en 3ème année aux Beaux-Arts de Paris. Vous êtes environ 80 par promotion. Comment fais-tu pour tirer ton épingle du jeu en tant que jeune artiste ?

C’est une question difficile. Il n’y a pas de recette magique, ou alors je la veux bien ! Personne ne sait vraiment comment devenir « l’artiste de demain ». Je pense qu’il faut surtout beaucoup travailler, rester soi-même, y croire et savoir saisir les opportunités, surtout celles de pouvoir montrer son travail. Je pense que c’est important de savoir écouter les critiques, se nourrir des conseils et remettre son travail en question. Je crois que les rencontres sont très importantes aussi. Il y a toujours un peu de chance aussi…

9. Qu’est-ce que l’école t’as le plus apporté ? Penses-tu que c’est un passage obligé pour ton développement en tant qu’artiste ?

Les Beaux-Arts m’apportent beaucoup tant sur mon développement artistique que personnel. J’aime bien dire que c’est « l’école de la vie ». C’est une école très particulière où l’on doit être très autonome et je pense un peu courageux pour avancer dans la bonne voie. Personne aux Beaux-Arts ne va te courir après pour te demander de travailler et de créer des pièces. Là-bas j’ai l’impression d’avoir grandi plus vite, notamment car la moyenne d’âge est assez élevée et que les étudiants viennent de tous les horizons. J’ai fait des rencontres merveilleuses, mes professeurs, mes amis et j’ai appris beaucoup de techniques qui me permettent d’évoluer dans ma pratique. Ce sont ces rencontres qui m’ont le plus marquée et nourrie. Même si c’est l’école de l’individualisme, on apprend beaucoup des autres. Les gens pensent très différemment les uns des autres, tu peux piocher dans les manières de penser de tous. Ce n’est pas un passage obligatoire mais je pense que c’est une chance d’avoir accès aux cours et aux ateliers techniques pour progresser. Il faut en profiter au maximum.

10. Quels sont tes futurs projets ?

Avec le confinement lié au coronavirus, la production a été ralentie pour tout le monde. Mon diplôme de 3ème année est maintenu fin juin donc je suis en train de le préparer. J’ai fait cette lance en récupérant un bois de cerf trouvé dans la forêt et du bouleau séché, je pense ensuite la mouler et la tirer en bronze.

Gardien de la forêt, Victoire Inchauspé
Bois de cerf, bouleau
Environ 210cm de haut

Je travaille aussi depuis plusieurs mois sur un champ de tournesols fanés en aluminium et pour cela j’ai appris la technique de la dinanderie. Et puis j’ai encore envie de bruler du bois ! Pour ça, j’ai récupéré un bureau d’écolier avec lequel je vais faire une pièce. Ensuite je rêvais d’apprendre la technique du verre mais il n’y a pas d’atelier aux Beaux-Arts, je me suis rapprochée d’un souffleur de verre en dehors de l’école qui a accepté de m’apprendre cette technique notamment pour réaliser un foulard en verre. Enfin, j’ai été prise pour un semestre en échange à la Cooper Union à New York et j’espère pouvoir y aller début septembre si la situation sanitaire s’est améliorée.

Retrouvez et suivez le travail de Victoire Inchauspé sur instagram : inchauspe.victoire

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Vous pouvez contacter décil par e-mail: decil.interviews@gmail.com

Propos recueillis par Emma Renaudin en 2020

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