Interview Mathilde Schaub — Artiste du vêtement

décil
décil
Published in
11 min readDec 9, 2021

--

Mathilde Schaub dans son atelier à Londres (2021)

Suivez Mathilde Schaub et décil interviews

« J’ai toujours profondément pensé que la mode est un medium artistique qui permet d’exprimer une idée de manière aussi forte et profonde que n’importe quelle autre forme d’art. »

Depuis toujours attirée par l’objet ambivalent qu’est le vêtement, Mathilde Schaub utilise le textile, la sculpture, la vidéo, la photographie et la performance pour s’exprimer, inspirée par d’autres designers et artistes pour qui le vêtement n’est pas uniquement un objet qui habille mais plutôt un medium artistique privilégié pour exprimer une idée, tels que Hussein Chalayan, Alexander McQueen et Fredrik Tjærandsen. Son parcours créatif navigue entre plusieurs pratiques qu’elle explore pour exprimer au mieux son instinct, définir sa sensibilité et créer un univers entier, au cœur duquel se situe le vêtement.

Après une première formation artistique aux Ateliers de Sèvres, elle intègre la célèbre école de mode londonienne Central Saint Martins réputée pour avoir accueilli les designers les plus créatifs et disruptifs de l’univers de la mode. Remarquée pour sa collection puissante lors du très attendu final show de la Central Saint Martins en 2021, Mathilde se penche sur les questions du genre et utilise le vêtement pour créer une performance composée de trois sculptures humaines incarnées par deux personnes portant le même vêtement. Ainsi, elle crée une sorte d’univers utopique dans lequel vivent des créatures post-genre, ni homme, ni femme, fortement inspirée par l’ouvrage féministe A Cyborg Manifesto de Donna Harraway.

Dans une quête infinie de l’expression artistique puissante et juste, Mathilde explore de nouvelles pratiques et élargit sa sensibilité dans l’atelier de Mimosa Echard aux Beaux-Arts de Paris. Nous avons discuté avec Mathilde de son parcours créatif, ses inspirations, son dîner idéal avec 3 artistes, sa collaboration de rêve avec l’Opéra de Paris, son désir d’affirmation du vêtement comme forme artistique, son final show et ses futurs projets.

A la fin de l’interview, Mathilde répond aux questions « NOW YOU CHOOSE », je lui ai posé 2 questions à chaque fois et elle a choisi à laquelle elle souhaitait répondre. Let’s go!

Peux-tu te présenter ?

Je m’appelle Mathilde Schaub, j’ai 24 ans, je suis française d’origine chilienne. Depuis juin 2021, je suis diplômée de la Central Saint Martins en fashion womenswear et je suis en deuxième année aux Beaux-Arts de Paris dans l’atelier de Mimosa Echard. Je suis très heureuse d’être dans ce tout nouvel atelier, j’aime beaucoup le travail de Mimosa Echard et sa sensibilité pour la mode et le textile en tant que medium artistique.

Mathilde Schaub dans son atelier (2021) — échantillons en maille en collaboration avec Maritina Diakogiannis

Tu utilises le vêtement et d’autres pratiques artistiques pour t’exprimer, pourquoi te diriges-tu vers ces pratiques ? Quel est ton parcours créatif ?

J’ai toujours été attirée par le vêtements et l’art. J’ai commencé par créer des vêtements performatifs en première année de prépa artistique, avec de l’encens qui brulait, des vêtements qui fondaient et se dissoudaient.

Mes professeurs me conseillaient de suivre les cadres de la technique du vêtement, d’utiliser des patrons, faire des croquis, mais je n’ai jamais voulu faire ça. Lorsque je présentais mon travail hybride de mode et d’art en entretien pour entrer dans des écoles de mode, les jurys ne comprenaient pas mon intention. La technique est très importante mais ce qui m’a toujours intéressée est la manière d’utiliser le vêtement pour exprimer une idée, en faire une sorte de sculpture ou une performance pour que cela devienne une forme d’art. Aux Ateliers de Sèvres, mon esprit créatif s’est considérablement ouvert et j’ai développé une sensibilité, une esthétique et une manière de réfléchir complètement différentes. J’ai commencé à faire de la sculpture, de la sérigraphie et à utiliser du béton.

Moulage de casquettes, Mathilde Schaub (2017)
Portière sur châssis, Mathilde Schaub (2017)
Sneakers fossilisées, Mathilde Schaub (2017)

Je suis ensuite entrée à la Central Saint Martins. Je suis très heureuse d’avoir étudié dans cette école très ouverte d’esprit, qui m’a choisie à partir de mon dossier qui comprenait des sculptures, alors que c’est une école de mode. Cette originalité est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle ils m’ont prise. Plusieurs artistes et designers que j’admire énormément ont étudié à la Central Saint Martins : Hussein Chalayan qui utilise aussi le vêtement pour exprimer une idée, Alexander McQueen et Fredrik Tjærandsen, qui font des sortes de défilés performances.

“Buste fossilisé” Projet en collaboration avec Nike et leur « Flyleather » (cuir recyclé) sélectionné par Nike et exposé lors du Copenhagen Fashion Summit (15 -16 mai 2019), premier rendez-vous mondial des entreprises sur le développement durable de la mode — en partenariat avec le designer Samuel Ross et Dazed Magazine
“Narcissus generation” par Mathilde Schaub, présenté à Fashion in Motion au Victoria & Albert Museum, (Londres) lors de l’exposition “Dior — créateur de rêves” (8 février 2019)
“Narcissus generation” par Mathilde Schaub, présenté à Fashion in Motion au Victoria & Albert Museum, (Londres) lors de l’exposition “Dior — créateur de rêves” (8 février 2019)
“Logomania” par Mathilde Schaub — Projet en collaboration avec Louis Vuitton et la Central Saint Martins (2019)

Est-il important pour toi d’affirmer que le vêtement est une forme d’art, de l’utiliser comme un medium artistique pour exprimer une idée ?

Le débat qui existe autour de la mode qui consiste à savoir s’il s’agit d’art ou non me touche beaucoup, parce que j’ai toujours profondément pensé que la mode est un medium artistique qui permet d’exprimer une idée de manière aussi forte et profonde que n’importe quelle autre forme d’art.

Extrait de la vidéo “Totem” de Mathilde Schaub (2018)

Le vêtement a toujours eu une grande importance dans ma vie et m’a toujours intéressé d’un point de vue historique, sociologique, psychologique et esthétique. La mode est très ambivalente et c’est un sujet sur lequel les avis divergent, certains estiment que le vêtement est superficiel, mais il permet aussi de s’exprimer et dans certaines sous-cultures, le vêtement est une sorte d’étendard, d’uniforme et de signe de reconnaissance qui distingue les membres du groupe d’un autre groupe.

Pour décrire ta collection de show de fin de diplôme à la Central Saint Martins, tu dis « my style is a hybrid of fashion and art ». Comment as-tu utilisé le vêtement comme medium artistique pour ton final show ?

La final collection à la Central Saint Martins est le culminement de quatre années dans l’école, c’est un moment très important. Cette collection a été inspirée de “Totem”, un travail que j’ai fait en première année à la Central Saint Martins, j’avais mis deux personnes sur les épaules l’un de l’autre pour combiner ces 2 corps et créer un vêtement unique. J’ai tout de suite su que je voulais faire cela pour mon final show.

“Totem” par Mathilde Schaub (2017)

Pour ma final collection, j’ai donc utilisé le vêtement pour créer une sculpture humaine dans laquelle l’homme intervient toujours, et non comme un apparat qui habille une personne dans la vie de tous les jours, c’est une performance qui transmet une idée.

Extrait du portfolio de la collection “ANDROGUNUS” de Mathilde Schaub pour le final show de la Central Saint Martins (2021)
Sculpture humaine de la final collection “ANDROGUNUS” de Mathilde Schaub à la Central Saint Martins (2021), photographie par Asher Herr.
Sculpture humaine de la final collection “ANDROGUNUS” de Mathilde Schaub à la Central Saint Martins (2021), photographie par Asher Herr.

Peux-tu décrire tes pièces du final show ?

La performance était composée de 3 looks portés par deux personnes, un vêtement kaki en maille, un noir en maille et un argenté. On a fait un défilé avec les autres élèves de la Central Saint Martins et une vidéo de la final collection, réalisée par Lewis Oliver Douglas et montée par Antoine Conde. Les mannequins portaient du maquillage inspiré du maquillage des indiens du Chili. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai choisi ces matières et ces couleurs, j’ai suivi mon instinct. Depuis toujours, j’aime le béton, les matériaux bruts et la maille. Le rouge, le noir, et l’argenté sont des couleurs qui m’attirent et que j’ai toujours voulu utiliser.

Extrait de la vidéo “ANDROGUNUS”, final collection de Mathilde Schaub à la Central Saint Martins (2021). Réalisation: Lewis Oliver Douglas. Montage et étalonnage: Antoine Conde.
Backstage du tournage de la vidéo “ANDROGUNUS”, final collection de Mathilde Schaub à la Central Saint Martins (2021)
Extrait de la vidéo “ANDROGUNUS”, final collection de Mathilde Schaub à la Central Saint Martins (2021). Réalisation: Lewis Oliver Douglas. Montage et étalonnage: Antoine Conde.
Sculpture humaine de la collection “ANDROGUNUS” de Mathilde Schaub pour le final show de la Central Saint Martins (2021)
Backstage du tournage de la performance “ANDROGUNUS”, final collection de Mathilde Schaub à la Central Saint Martins (2021)
Backstage du tournage de la performance “ANDROGUNUS”, final collection de Mathilde Schaub à la Central Saint Martins (2021)

Tu abordes les thèmes du genre, du corps et de la représentation sociale du corps. Comment as-tu exprimé ces idées dans ton final show ? Pourquoi ces sujets t’intéressent particulièrement ?

Cela faisait longtemps que j’avais beaucoup de questionnements féministes. Il y a deux ans, je me suis plongée dans des livres et j’ai découvert A Cyborg Manifesto de Donna Harraway, qui a été une immense source d’inspiration. Elle critique la politique identitaire du féminisme traditionnel, basée sur la définition du genre binaire. Elle cherche à extorter les féministes à aller au-delà du genre binaire en utilisant la métaphore du cyborg, qui est un être neutre, ni homme, ni animal, ni machine. Je suis intriguée par l’importance du corps dans nos vies, il est à la fois consubstantiel à un individu et il marque aussi l’appartenance à un groupe.

Je voulais absolument exprimer l’idée de Donna Harraway. J’ai mélangé le corps d’un homme et d’une femme pour n’en créer qu’un avec un unique vêtement. Le vêtement permet la transformation vers une créature post-genre, ni homme, ni femme, ou homme et femme à la fois ou neutre. Je me suis servie du corps pour parler du post-genre et amener les gens à aller plus loin que l’idée du genre, de l’homme et de la femme. A travers cette performance, je voulais créer une sorte de monde utopique.

Pourquoi as-tu choisi de maquiller les mannequins de ton final show en t’inspirant du maquillage des tribus indiennes du Chili ?

Ma mère est chilienne, il était important pour moi de m’intéresser aux rites chiliens pour cette performance, pour comprendre ces origines qui m’appartiennent et me pencher dessus pour m’exprimer artistiquement.

Extrait de la vidéo “ANDROGUNUS”, final collection de Mathilde Schaub à laCentral Saint Martins (2021). Réalisation: Lewis Oliver Douglas. Montage et étalonnage: Antoine Conde.
Extrait de la vidéo “ANDROGUNUS”, final collection de Mathilde Schaub à la Central Saint Martins (2021). Réalisation: Lewis Oliver Douglas. Montage et étalonnage: Antoine Conde.
Extrait de la vidéo “ANDROGUNUS”, final collection de Mathilde Schaub à la Central Saint Martins (2021). Réalisation: Lewis Oliver Douglas. Montage et étalonnage: Antoine Conde.

Il y a assez peu de documentation sur les tribus indiennes du Chili qui ont disparu pour plusieurs raisons, en partie avec la colonisation espagnole. J’ai lu L’Esprit des hommes de la Terre de Feu de Martin Gusinde et Anne Chapman qui les ont suivi et ont documenté leurs rites. Selon le mythe, pendant de nombreuses années, ces tribus fonctionnaient sur un modèle matriarcal que les femmes maintenaient en se déguisant et en se maquillant en dieux avec des pigments naturels rouges pour faire peur aux hommes. Chaque maquillage représentait un dieu différent. Les hommes ont découvert ce déguisement et les tribus sont passées du matriarcat au patriarcat. Le but de la performance était de représenter un rite durant lequel les créatures que j’ai créées sont des dieux du post-genre dans un monde utopique, le principal étant le dieu argenté.

Extrait de la vidéo “ANDROGUNUS”, final collection de Mathilde Schaub à la Central Saint Martins (2021). Réalisation: Lewis Oliver Douglas. Montage et étalonnage: Antoine Conde.
Extrait de la vidéo “ANDROGUNUS”, final collection de Mathilde Schaub à la Central Saint Martins (2021). Réalisation: Lewis Oliver Douglas. Montage et étalonnage: Antoine Conde.

Qui sont les artistes qui t’inspirent et te touchent ?

Hussein Chalayan est un designer qui fait des défilés incroyables, en utilisant le vêtement en tant qu’objet, il fait par exemple des robes qui se transforment en meubles. Il ne fait pas un vêtement pour qu’il soit porté, qu’on se sente beau et à la mode et pour vendre, mais plutôt dans une démarche artistique, pour parler de sujets profonds.

J’admire aussi Rebecca Horn, une artiste féministe qui fait des performances et du vêtement, Erwin Wurn qui explore le corps et produit des abstractions à partir du corps humain, et j’admire le travail de Sterling Ruby, qui fait des tableaux avec du tissu et des grandes sculptures en céramique et résine.

Performances I, Moveable Shoulder Extensions, de Rebecca Horn (1972)

J’ai assisté Fredrik Tjærandsen, qui a aussi étudié à Central St Martins. Son final show de la Central Saint Martins était une sorte de performance avec des robes ballons qui se gonflaient et se transformaient en vêtement. J’ai pleuré en assistant au défilé, je me disais que cela faisait très longtemps qu’un designer n’avais pas utilisé le vêtement pleinement comme une forme d’art, j’étais très émue. Cela m’a rappelé le courant de l’anti fashion dans les années 1990’s qui regorgeait de designers qui m’inspirent beaucoup. J’ai ensuite assisté Fredrik dans la réalisation de robes ballons, dans l’organisation de shows, je l’aidais a l’organisation du studio.

Aujourd’hui, y a-t-il une pratique vers laquelle tu aimerais te diriger ? Quels sont tes futurs projets ?

Depuis que je suis entrée aux Beaux-arts de Paris en septembre, je me pose cette question continuellement et je ne sais pas par où commencer ! J’ai envie de profiter des ateliers et des artistes des Beaux-Arts pour explorer de nouvelles pratiques, comme la photographie et le travail du métal, que j’aimerais toujours relier au vêtement, à la mode et à la performance. Je voudrais créer un univers avec des objets différents créés à partir de différentes pratiques, de la même manière que Matthew Barney qui crée ses propres univers dans ses Cremaster par exemple. Je réfléchis beaucoup en ce moment, maintenant il faut que je me jette dans la gueule du loup !

NOW YOU CHOOSE: j’ai posé 2 questions à chaque fois à Mathilde et elle a choisi à laquelle elle voulait répondre. Let’s go!

Si tu n’étais pas artiste, qu’est-ce que tu ferais ? // Y a-t-il un métier que tu ne pourrais jamais faire ?

Si je n’étais pas artiste, il y a tellement d’autres métiers que j’aimerais faire ! Je ne pourrais jamais être comptable, il y a beaucoup trop de chiffres à mon goût.

Une chanson pour travailler ? // Une chanson pour faire la fête ?

Pour travailler, ca dépend de mes humeurs. Pour se concentrer et travailler, j’écoute beaucoup Me & Mrs. Jones de Billy Paul et A Tamba de Jorge Ben. Pour faire la fête, une musique qui ne rate jamais et que j’adore c’est Gwen McCrae, Keep The Fire Burning.

Une collaboration de rêve ? // La pièce dont tu es la plus fière ?

Je rêverais de collaborer avec un opéra et faire leurs costumes et leur mise en scène, par exemple l’Opéra de Paris.

Si tu pouvais diner avec 3 personnes, vivantes ou mortes, imaginaires ou réelles, qui choisirais-tu ?

Martin Margiela, Hussein Chalayan et Rebecca Horn.

Qu’est-ce que tu leur cuisinerais ?

En entrée, je ferais une soupe de betterave froide avec des morceaux de concombre et des pickles, en plat principal, je cuisinerais un vitello tonnato et en dessert le mil hojas, un mille feuille avec du dulce de leche au milieu.

Propos recueillis par Emma Renaudin en décembre 2021

Retrouvez toutes les interviews d’artistes super cools sur décil.interviews

Explorez et suivez le travail de Mathilde Schaub sur son instagram

--

--

décil
décil

Learn about today’s creation from creators themselves — 10-question interviews of artists from all disciplines.